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Le Web des Cheminots

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Le poème ci-dessous, écrit par un vieux cheminot du Teil (Ardèche) relate la disparition de 6 collègues le 17 août 1917 : cette année là naissait la FGRCF (Fédération Générale des Retraités des Chemins de Fer de France et d'outre-mer). C'était aussi le temps où des trains sillonnaient l'Ardèche… !

C'était le 17 août, après trois ans de guerre.

Des combats de ce jour, il ne vous souvient guère.

Les Anglais en Artois, les Français à Verdun,

Luttaient, vaillants guerriers, pour le salut commun.

Nos brillants généraux quittant la défensive,

Entreprenaient le plan de la grande offensive.

Les soldats italiens pour prendre le Carso,

Chassaient les Autrichiens des bords de l'Izonzo

Sur le front d'Orient, nos amis de Russie,

Vaincus et dispersés, laissaient la Galicie.

Mais ces communiqués maintenant ne sont rien ;

Je vais leur ajouter pour faire un peu de bien,

Celui des Cheminots, oubliés de l'Histoire,

Où six de nos amis, si j'ai bonne mémoire,

Périrent dans ce jour, sans avoir le bonheur

De revoir leur famille après un dur labeur.

Je tairai tous les noms de ces pauvres victimes.

La voie ferrée abonde en martyrs anonymes

Qui n'auront jamais leur nom gravé en lettres d'or

Sur un beau monument qu'ils attendent encore.

Des obscurs dévouements plus nombreux que l'on pense,

Jamais le Cheminot n'attend la récompense,

Malgré tout son savoir et malgré ses efforts.

C'est toujours sur son nom que reposent les torts,

Alors que par devoir, bravement il succombe.

L'inique accusation l'accompagne à la tombe.

L'aube d'un jour nouveau lavera-t-il l'affront

Des injustes propos qui font courber son front ?

Les oubliés pour qui je vais conter l'histoire

S'ils n'ont pas eu la moindre auréole de gloire,

S'ils n'ont jamais reçu ni médaille, ni croix,

Ils auront aujourd'hui du moins la faible voix

D'un poète ignoré de ce coin des Cévennes.

On me pardonnera de raviver les peines

Des femmes affligées et des enfants en deuil,

Qui vécurent ce jour pleurant sur un cercueil.

Vous qui avez souffert, écoutez ce poème

Et soyez indulgents pour celui qui vous aime.

Sur la ligne escarpée allant d'Alais au Teil.

A trois heures du soir, sous un brûlant soleil,

Un convoi s'apprêtait à descendre la pente,

Qui de nos hauts sommets est la plus importante.

C'était un train chargé presque tout en charbon ;

Et pour ne pas laisser rouler à l'abandon,

Ses vingt-sept wagons de plus de sept cents tonnes.

On lui distribuait exactement huit hommes.

Mécanicien, chauffeur, conducteurs, wagonniers

Etaient des hommes sûrs, tous de vieux routiniers.

Une femme employée et dont la hardiesse

Pour un pareil labeur excusait la faiblesse,

Les aidait de son mieux ; car dans ces sombres jours,

Aux bonnes volontés nos chefs avaient recours

Ainsi qu'au rendement de la B (1) trois cent quatre,

Machine faible encor. Et le destin marâtre

Avait voulu, ce jour, accorder à ce train,

Beaucoup de véhicules et pas un seul bon frein.

Dans la déclivité de vingt-cinq millimètres

Et pendant le parcours de huit longs kilomètres,

Ce personnel réduit devait seul affronter

Le rôle trop ingrat qui consiste, au métier,

De tout faire avec rien, d'accomplir la prouesse,

De suppléer aux freins par la force et l'adresse.

Entre nous cheminots, nous n'avions pas grand tort

De baptiser ce train : " Le convoi de la mort ".

On le prenait souvent (même la veille encore)

Pour un express-éclair roulant sur Rochemaure.

Pas d'outil sérieux pour retenir ce poids,

On se plaignait en vain ; on n'écoutait nos voix

Que pour toujours blâmer notre inexpérience.

Il fallait se résoudre et avoir confiance,

Que le train emballé ne rencontre ne chemin,

Ni le moindre wagon, ni la masse d'un train.

L'usure était partout, mais nous savions nous taire.

Quant à nos arguments, on invoquait la guerre.

On comptait cette fois sur le mécanicien,

Connaissant son métier, car c'était bien le sien.

Il avait un talent, du sang-froid, de la force ;

D'un homme bien vaillant c'était toute l'écorce ;

Aimé d'un compagnon, chose rare aujourd'hui :

On se sentait à l'aise à vivre auprès de lui.

Son malheureux chauffeur : jeune homme raisonnable

Et qui le secondait dans ce jour mémorable,

Etait qualifié des chefs et des amis :

Bon père et Bon époux, d'un naturel soumis.

Ils étaient tous pour moi de bonnes connaissances.

Exposés dans ces trains aux communes souffrances,

Les cœurs même endurcis arrivent à s'aimer.

" Il faut de l'amitié, Cheminot, pour charmer

L'ennui d'une carrière aux tournants un peu rudes,

Ne déroge jamais aux douces habitudes. "

Ils venaient de partir de la gare d'Alba,

Chacun suivant son grade au poste de combat.

Et certes aucun d'entre eux ne manquait de courage :

Depuis dix ou vingt ans, toujours au même ouvrage,

Ils en savaient assez sur ce mortel danger.

Hélas ! Jusqu'à ce jour, rien pour les protéger…

Ils étaient tous punis pour descendre trop vite.

C'est ainsi que nos chefs jugent notre mérite.

Malgré tout, ils allaient riant et plaisantant ;

Quel homme, dites-moi, pourrait en faire autant ?

Je dis ces quelques mots pour ceux qui ont l'audace

De nous morigéner quand la mort nous fait face.

Sachant neuf fois sur dix que sa vie est en jeu,

Où trouver l'esprit fort qui ne se trouble un peu ?

Mais voici le convoi dans la pente fatale.

Tous les leviers de frein, prudence capitale,

Devaient venir en aide aux quelques freins montés.

Il aurait fallu voir ces agents tourmentés

De n'avoir pu trouver de frein à crémaillère

Les freins à tourniquet paraissaient leur déplaire :

Avec leur seul soutien, comment pouvoir compter

De ralentir le train, ou bien de l'arrêter ?

Ils se disaient entre eux : " Gare pour la descente. "

Quinze cents mètres après, ils roulaient à soixante (2)

La vitesse du train s'accroissant en chemin

Au milieu du trajet, elle atteignait cent-vingt.

Cent kilomètres en plus de la marche ordinaire !

Le personnel du train ne savait plus que faire !

Après un tournant brusque un point rouge apparaît :

C'est le disque avancé qui se montre à l'arrêt…

Et le mécanicien de siffler à outrance ;

De ces coups de sifflet, il connaît l'importance.

Le plus bruyant signal est parfois le meilleur

Pour frapper l'attention de l'agent aiguilleur.

Celui-ci le comprend. Il informe la gare

Qu'un train est emballé, mais son chef s'effare…

Un seul wagon (3) est là près du chariot roulant.

Des ordres sont donnés à l'aiguilleur tremblant

Pour faire diriger le train à contre voie.

Pendant que les agents du train étaient en proie

Aux noirs pressentiments de ce jour incertain :

Pendant qu'en ces propos se jouaient leurs destins,

Ces vaillants ouvriers au courage sublime,

Leur devoir accompli descendaient vers l'abîme !

Ils passaient à Melas (4) saluant de leur mieux

Des gens qui répondaient à leurs navrants adieux…

Dans ce train dévalant comme un bruit de tonnerre,

Songèrent-ils vraiment à leur heure dernière,

Quand le regard perdu, l'esprit tout égaré,

Ils virent à l'arrêt aiguilles et carré ?

Le corps enveloppé d'une noire poussière (5)

Pensèrent-ils soudain avec un cœur sincère

Aux mystères obscurs qui planent sous nos cieux,

Maintenant que blêmis, graves, silencieux,

Pénétrait dans leur âme un frisson d'épouvante ?

Que dans le Teil surpris, ils étaient arrivés :

Que des habitations des yeux s 'étaient levés

Pour regarder ce train lancé comme une bombe.

" Braves amis, pour vous s'ouvrait une hécatombe ! "

De cette vision, les femmes avaient souci ;

Les enfants accouraient et les hommes aussi.

Un autre train complet se dirigeait sur Nîmes :

Se jetait-il sur lui faisant d'autres victimes ?

Ce train qui maintenant ne pouvait s'arrêter,

De sa masse pesante allait-il le heurter ?

Quand tout à coup un choc formidable et terrible,

Retentit dans l'espace et l'on vit, chose horrible,

Des wagons éventrés s'entasser dans les airs,

Les uns presque debout, les autres à l'envers,

Près d'un poste Tyer (6) effleurant sa toiture,

Vingt wagons s'écrasaient et leur haute structure

Ne formait qu'un amas de ferraille et de bois.

Sous leurs débris informes on percevait la voix

De quelque agonisant perdu dans un coin sombre,

Jeté là par hasard. En savait-on le nombre ?

Pouvait-on supposer ce détail émouvant ?

Qu'un être était dessous enseveli vivant ?

Tout présentait soudain un chaos lamentable !

La machine debout, aspect inénarrable,

De son sifflet coincé jetait un son hideux.

Mécanicien, chauffeur étaient tués tous deux…

Quand on put s'approcher d'eux avec juste crainte

Pour fermer le sifflet qui sonnait comme un glas,

Leurs visages brûlés gardaient encor l'empreinte,

De la grande émotion de ces deux pauvres gars.

De ce coup de tampon, la mortelle secousse

Les avait entourés de charbon à mi-corps.

L'homicide tender venu à la rescousse

S'était vidé sur eux meurtrissant ces deux morts.

Le conducteur-chef et deux wagonniers modèles

(On trouva le dernier le lendemain matin)

Gisaient ensanglantés à leur poste fidèles,

Braves agents fauchés par l'aveugle destin.

La femme au doux regard, pauvre fleur mutilée

Dans un wagon brisé, attendait du secours :

La frayeur se lisait sur sa face halée.

Referait-elle encor ce funèbre parcours ?

Sur le parquet de la machine tamponnée

Le chauffeur sous le choc en perdait la raison ;

Et le mécanicien, victime infortunée,

Ne devait plus revoir les siens et sa maison.

Tous deux étaient partis contents et l'âme fière,

Souriant à la femme en disant : " A demain ".

L'un revenait couché dans une étroite bière ;

L'autre de l'hôpital prenait le dur chemin.

La bienfaisante nuit descendait sur la terre ;

Ce pénible accident se cachait aux regards,

L'ombre jetait enfin un voile salutaire

Au sinistre tableau des décombres épars.

Pourrais-je donner un peu de forme juridique

A ce triste épisode au dénouement tragique ?

Sans étudier le droit, il est aisé de voir

Que ces hommes martyrs firent tout leur devoir.

La machine s'est-elle avariée en route ?

Un proverbe nous dit : " Abstiens-toi dans le doute. "

Si c'est à leurs tombeaux que vont tous nos regrets

Jamais les disparus n'ont livré leurs secrets.

Aujourd'hui, qu'il me soit autorisé de dire

De ce chef averti qui me porte à sourire :

" Ame mal inspirée, au génie enfantin,

Pour sauver un wagon, tu fis broyer un train !

Si pareille aventure était encor à faire,

Tu hésiterais mieux dans les deux cas, j'espère.

" Des remèdes au mal tu prendrais les meilleurs,

Que ce soit dans le Teil comme partout ailleurs :

Et tu préfèrerais aux heures opportunes

Le choix d'un camarade à un wagon de prunes.

" Mais tu es pardonné, car aux instants d'effroi

Peu d'entre nous, soi-dit, conservent leur sang-froid

Quand nous sifflons parfois notre détresse en route,

Nous dépendons toujours de celui qui l'écoute.

Mais nous t'accusons pas si les faibles outils

Changent les vieux agents en mauvais apprentis.

Puis je serais mal vu de tresser des couronnes

Pour l'estime et l'honneur de minimes personnes

Quand nos vaillants héros, de louable fierté.

Succombaient par milliers pour notre liberté !

Tu n'es pas le seul chef, visé dans notre histoire

Pour faire souvenir le prix de la victoire.

De la lutte homérique aux sanglantes horreurs

Par les mauvais calculs, les fautes, les erreurs,

Que de monde tombé dans la France guerrière,

Que ce soit sur le front, que ce soit à l'arrière ! "

Je tiens à rappeler cet accident vieilli,

Pour sortir par devoir mes amis de l'oubli.

De toute catastrophe, il faut qu'on se souvienne ;

De celle du Teil et de Saint-Jean-de-Maurienne

Où quelques cheminots avec six cents soldats,

Passèrent en commun de la vie au trépas !

Depuis ces mauvais jours deux machines puissantes

Retiennent à plaisir les convois aux descentes.

Nul n'est plus exposé maintenant au danger.

De nouveaux règlements sont venus tout changer

Et déployer sur nous des ailes protectrices.

Souviens-toi, cheminot, les cruels sacrifices

De tes frères anciens, hélas ! qui ne sont plus.

Et tes regrets pour eux ne seront superflus ;

Car ils ont mérité de ta reconnaissance.

C'est un devoir pour toi d'après ta conscience ;

Si leurs noms ne sont pas encore au monument,

Aide-les qu'ils y soient après tout jugement

Si tu pars d'Aubignas en toute quiétude

Sache leur accorder ta part de gratitude.

En réclamant leur droit, tu réclames le tien ;

Défendons en commun ce qui nous appartient !

A vous, nombreux élus, siégeant à la mairie,

Je veux causer ici, mais sans plaisanterie.

Nobles représentants du Teil et des hameaux

Vous avez oublié nos frères cheminots !

Je n'ai pas vu tracer sur l'immortelle pierre

Le nom des employés, victimes de la guerre.

Auriez-vous écouté les cerveaux détraqués

D'un mode qui jadis nous traitait d'embusqués ?

Mais les mœurs ont changé, le moment est propice

D'effacer à jamais cette grande injustice !

Qu'elle soit votre honneur cette réparation ;

Et pour leurs orphelins une consolation…

Maire, adjoints, conseillers, votre éloge est à faire.

Pour illustrer bientôt ce triste anniversaire,

Gravez leur souvenir, de grâce, écoutez-nous ;

Nos glorieux poilus n'en seront point jaloux !

Régis DEVESSE (Mécanicien au dépôt du Teil vers 1911)

LE TEIL (Ardèche)

(1) Machine à air comprimé utilisée avant la guerre aux trains de voyageurs

(2) Vitesse en kilomètre à l'heure

(3) Wagon chargé de prunes et dont on attendait le cheval pour le changer de voie à l'aide d'un chariot roulant.

(4) Hameau du Teil à 3 kilomètres de cette gare.

(5) Poussière de charbon que le déplacement d'air jetait autour du train.

(6) Poste Tyer est un poste d'aiguille de 12 à 15 mètres de hauteur environ.

Publication:

c'est gràce à ces deux accidents (le Teil et St Michel de Maurienne) qu'aujourd'hui sur certaines pentes vous roulez avec deux motrices.

Souvenez-vous en!

Dans ces 2 catastrophes la PLM fut mise en cause; et de nos jours nous choisirions toujours aux wagons de prune nos mécanos,nos collègues

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