BB4100 Publication: 6 octobre 2006 Publication: 6 octobre 2006 Relevé dans "Le temps", journal Suisse: "Mortelles rencontres Le débat sur les armes a ravivé la question du suicide. Un cheminot s'est même inquiété auprès des autorités d'un report vers le rail si la loi devenait trop restrictive. Moins cynique, un conducteur de train témoigne. Fati Mansour Vendredi 6 octobre 2006 Il ne veut pas le montrer mais cela se devine. Petitmermet, Alain de son prénom, est ému. Né à Vevey il y a bientôt 44 ans, ce mécanicien de locomotive, aujourd'hui on dit «pilote», a pris place dans la cabine de cet ICN rutilant qui relie Lausanne à Neuchâtel. C'est vrai que le tableau de bord fait davantage penser à celui d'un cockpit avec ses écrans et ses ordinateurs. Il va conduire mais aussi raconter. Sa passion pour le train. Elle remonte à l'enfance. Son goût du métier. Il aime la liberté. Evoquer son traumatisme aussi. Ces suicides à répétition sur les rails qui l'ont transformé en bourreau malgré lui. «La présence de la mort. Cela vous suit. Comme un poids noir.» Il est 13h45. Le train, 380 mètres de long, s'ébranle, prend de la vitesse, s'incline dans les courbes. Il lui faut plus d'un kilomètre pour s'arrêter en cas de freinage d'urgence. Autant dire une impuissance totale pour le conducteur si quelqu'un donne rendez-vous à la machine. L'idée que cela puisse arriver ce jour traverse l'esprit du pilote. «Il faut fermer les yeux. Ne regardez surtout pas.» Petimermet sait de quoi il parle. Des suicides, «un accident de personne» dans le langage pudique des CFF, cela lui est arrivé à quatre reprises. Une cinquième fois, peut-être grâce aux grands signes qu'il faisait depuis sa cabine, le jeune homme couché sur la voie s'est relevé et est parti. Jeune apprenti mécanicien à Genève, il avait certes entendu parler des risques du métier. Mais cela restait très théorique. De toute manière, décision avait été prise avec un copain que tous deux passeraient leur vie à conduire des trains. La réalité et la violence inouïe des chocs lui sont apparues très tôt. Il venait juste de finir sa formation. La première rencontre avec le désespoir remonte à 1989, aux abords d'Olten. Cachée derrière un poteau, une femme se jette sur la voie au passage du convoi. «On entend les os se broyer sous la machine, la personne se transforme en un tas de viande.» Cette fois-là, la famille de la défunte a pris la peine de lui écrire un mot de réconfort et lui a envoyé un litre de kirsch. «C'était joli.» Peu de temps après, il s'arrête pour entamer des études de théologie. Mais en bûchant sur ses livres, comme il dit, ses pensées vont toujours vers les rails. Une année de pause suffira. Il retourne en cabine et retrouve sur son chemin le malheur des autres. Gare de Montreux. Au petit matin. Une dame, ce sont souvent des femmes, est couchée sur la voie. «Je roulais doucement car le train allait s'arrêter. J'ai réussi à freiner assez vite pour ne pas l'écraser mais pas assez pour l'éviter totalement. Elle était coincée et j'étais terrorisé. Je lui parlais en attendant l'arrivée des secours mais sans oser regarder. Ils ont mis du temps à la dégager mais elle s'en est sortie sans trop de mal. Je lui ai rendu visite à l'hôpital. Elle ne voulait pas causer alors j'en suis resté là. Son frère m'a dit qu'elle voulait rejoindre son mari qui venait de mourir.» En 1992, c'est l'affaire de trop. Celle qui va le miner durablement au point de sombrer et de lâcher les commandes. Il est à l'arrêt en gare de Lausanne. Une femme sort de la foule et s'agenouille sur la voie d'à côté. Elle est happée de plein fouet par un Intercity. Petitmermet assiste à toute la scène. Sur le moment, il ne réalise pas que son mental bascule. «A chaque fois, je prenais trois jours de congé. J'ai toujours négligé l'impact du traumatisme en me disant que je suis un conducteur professionnel qui doit pouvoir gérer cela tout seul.» Insidieusement, le mal s'installe en lui. Il commence à souffrir de phobies, à imaginer qu'un autre train arrive sur la même voie, à sentir une panique en cabine. A trois reprises, dont une alors qu'il conduit, un voile noir le submerge. Il sent un poids énorme sur son cœur. A l'hôpital, les médecins ne décèlent rien d'anormal. Des années de douleur le persuadent que tout cela est en lien avec ces morts. Il décide d'abandonner le métier de ses rêves, fait de liberté mais aussi de solitude, sans toutefois quitter les trains. Il fait une formation pour devenir chef de gare. Très vite, Petitmermet s'ennuie. Ce n'est pas son truc. Il pique la mouche, précise-t-il, en réalisant que les CFF l'ont retiré des locomotives «de manière définitive». Il lui faudra beaucoup de force de conviction pour obtenir une entrevue au service médical. Après quatre années de soutien psychologique et des contacts suivis avec un pasteur pour passer ce qu'il appelle une épreuve de foi, Petitmermet se sent prêt à surmonter ses angoisses. Son employeur le soutient dans cet effort. Non sans lui imposer de repasser sa formation de pilote au pas de course. Juillet 2005, il retrouve son siège de conducteur. Février 2006, son train heurte un jeune homme de 21 ans couché sur les rails entre Lucens et Moudon. Le jour même, alors qu'il prend la peine de rentrer par Yverdon, comme passager, pour éviter de revoir les lieux du drame, il assiste encore à un «accident de personne». «J'ai décidé que cela ne me marquerait plus», soutient Petitmermet sans vraiment avoir l'air d'y croire. Il a travaillé son mental pour tenir la mort à distance. Le plus possible. Un accompagnement discret Les CFF ont mis sur pied des unités de soutien. Fati Mansour Tous les trois jours, en moyenne, une personne se donne la mort quelque part sur les 3034 kilomètres du réseau ferroviaire suisse. Les conducteurs de train ne sont pas égaux face à ce phénomène. Certains finissent leur carrière sans jamais avoir affronté pareille scène. D'autres la revivent à de multiples reprises. Comment les CFF gèrent-ils cette situation? Willy Lugeon, chef du personnel des locomotives à Lausanne, décrit le processus. Averti de «l'événement ferroviaire», le chef appelle le mécanicien impliqué dans le drame pour savoir si ce dernier veut être immédiatement relevé de son poste - c'est plus rare -, ou s'il entend terminer son parcours du moins jusqu'à la prochaine gare. Hormis cette première décision de relève, on continue à le soutenir par téléphone et à l'aider à enregistrer les données techniques. A son retour, il est accompagné dans les bureaux de la gendarmerie pour y faire sa déposition. Unité de débriefing Le centre de débriefing du CHUV, qui prend en charge policiers, ambulanciers et pompiers, est apparemment peu sollicité par les mécaniciens. «Cela ne s'est jamais fait à ma connaissance», précise Willy Lugeon. Par contre, l'entreprise a mis sur pied un «care group». Celui-ci est composé de membres du personnel des CFF qui ont suivi une formation particulière pour soutenir les collègues ayant vécu des accidents ou des suicides. Dans environ deux tiers des cas, les mécaniciens de locomotive choisissent ce mode de débriefing. «Il s'agit toujours d'une proposition. Rien n'est imposé. Il ne faut pas être trop intrusif tout en gardant à l'esprit les impératifs de sécurité», précise le responsable. En 23 ans de carrière, Willy Lugeon a lui-même été confronté à trois suicides. Chacun réagit différemment en fonction de sa personnalité. Certains vont jusqu'à développer de graves pathologies. «Pour ma part, j'ai toujours fermé les yeux et même bouché mes oreilles afin que la scène ne s'imprime pas dans ma mémoire. Cela aide. Mais beaucoup de mécaniciens n'arrivent pas à prendre cette distance», ajoute-t-il. Existe-t-il des sortes de «lignes maudites»? Auparavant, les environs des hôpitaux psychiatriques, celui de Prangins par exemple, étaient connus pour le nombre élevé de suicides. «Maintenant, il n'y a plus aucune logique». "
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